Avez-vous déjà pensé pouvoir et féminité? Rare sont les fois et ceci n’est pas anodin car le pouvoir est souvent associé au sérieux et la féminité a toujours été considérée comme frivole et superficielle. Cette dichotomie est une manière insidieuse de contrôler la vision de la féminité et de garantir son exclusion des espaces de pouvoir. La seule femme à ce jour universellement connue pour ne pas avoir eu à choisir entre féminité et pouvoir, c’est bien la grande Anna Wintour. Le départ de la rédactrice en chef du Vogue US, après près de 40 ans de pouvoir, est l’occasion de s’intéresser de plus près à l’industrie de la mode et aux nombreux enjeux sociétaux qu’elle soulève, notamment en matière de pouvoir féminin et de représentation de la féminité.



Anna Wintour représente une vision très singulière de la puissance féminine. Elle a dominé durant près de 40 ans l’univers de la mode en tant que rédactrice en chef de Vogue US. Elle s’est aussi imposée par la création du Met Gala, un événement culturel devenu symbole du soft power qu’elle exerce dans cet univers. Anna a souvent été critiquée pour sa froideur apparente et sa capacité à révoquer sans scrupule des membres de son équipe. Ces jugements ont été d’autant plus durs qu’elle était deux fois plus exposée que son équipe. C’est une réalité qu’Anna a bien comprise. Mais au-delà de cela, elle devait jongler avec des facteurs rarement mis en avant dans l’univers de la mode.
Elle a dû évoluer dans un univers qui portait une façade largement féminine, mais dont les postes les plus puissants et impactants étaient détenus par des hommes, sous la coupole de Condé Nast. Voici un parfait exemple que majorité ne rime pas avec pouvoir. Le magazine Vogue appartient au groupe Condé Nast, détenu depuis les années 60 par la famille Newhouse. Donald Newhouse, Robert A. Sauerberg et Charles H. Townsend sont les hommes à la tête de cet empire.
Tous sont des hommes dont la fortune est en partie bâtie par l’édition de magazines. Ils ne sont jamais sous les projecteurs, mais ne vous y trompez pas : leur rôle décisionnaire est puissant et très impactant. C’est avec cet ensemble de dynamiques invisibles qu’Anna Wintour a dû jongler, toujours attachée à des exigences fortes en termes de résultats et de professionnalisme. Aucun de ces hommes n’est défini par un talent artistique ou créatif visuel, un talent souvent mis en avant dans les magazines de mode. Pourtant, ce sont eux qui contrôlent les budgets et un ensemble de paramètres financiers et économiques qu’Anna a dû concilier et respecter pendant ses 40 ans de règne.
Anna a toujours représenté une dissonance dans la perception des espaces de pouvoir. Elle a été érigée comme figure féminine puissante dans un univers qui, sous couvert de strass et de tissus, est en réalité pensé et bâti selon les règles du corporate dans toute leur rigueur. Les vrais big boss, ce sont eux. Et Anna, pour régner aussi longtemps, ne l’a jamais ignoré ni sous-estimé.
On lui a reproché son manque de cordialité et sa froideur apparente, tout en oubliant que la culture du corporate est bâtie sur des dynamiques sociales dotées d’une violence à la fois brute et insidieuse. Celle-ci s’exprime souvent par des actions ou comportements très passifs-agressifs, qui rendent même le plus doux des agneaux parfois intraitable, à force d’être confronté à ces dynamiques dominantes.
Anna est arrivée affirmée, avec une connaissance fine de ce qu’elle voulait et de qui elle était. Mais cela ne suffit pas à constituer un bouclier puissant face au monstre du corporate, dont l’individu n’est pas maître mais simple joueur. Parfois cruel, parfois brutal, ce système laisse des blessures même aux plus coriaces et préparés d’entre nous.
Il s’imprègne d’un système hiérarchique très encadré et défini, sans laisser place à l’aspect humain et émotionnel, mais plutôt à l’aspect rationnel et raisonnable de l’homme. Ainsi, même Anna a dû être confrontée, parfois prévenue, parfois non, à des actions ou comportements venant de ses supérieurs qui ont dû l’écorcher vif ou la mettre à rude épreuve.
Que ce soit pour une couverture, des effectifs réduits, un manque d’équipements ou des questions budgétaires, cela peut sembler banal. Pourtant, tout est déterminant, et c’est bien la capacité de coordination et de cohésion de plusieurs services simultanément qui, lorsqu’ils fonctionnent et s’emboîtent bien, permettent un bon résultat. Ces services doivent être capables de répondre aux exigences et besoins des différents départements, tout en garantissant un résultat excellent et rentable.
Dans cet univers, la représentation et la visibilité artistique ne peuvent émerger que d’un assemblage créatif et percutant, mêlant à la fois esthétisme et art vivant. C’est une réalité à laquelle Anna a été confrontée durant tout son règne. Pour garantir sa place et son triomphe, elle a répondu aux dynamiques froides, glaciales et passives-agressives. Non pas involontairement, mais inévitablement, pour garder et occuper une place prépondérante.
Connue pour ses renvois répétés, elle n’a fait que répondre avec les armes de cet environnement qu’elle a appris à maîtriser. Elle a contrôlé la narration artistique sous l’approbation des big boss de Condé Nast. Oui, elle a été glaciale et injuste de nombreuses fois, mais la structure de Vogue, malgré son apparence majestueuse, est un univers corporate pensé et régi par des hommes.
Anna l’a su et compris, parce qu’elle est une femme, et que chacune de ses décisions ou actions aurait eu un impact double, voire triple, en cas d’échec ou de fiasco. Son génie aura été de tenir d’une main de fer, tout en comprenant le pouvoir social et politique de chaque tissu, couleur et symbole. Ces éléments sont capables de faire germer une esthétique visuelle, l”expression d’un roman artistique dont l’intensité et l’histoire se lisent dans les yeux.
Pour bien comprendre cette constante pression et cette exigence, quoi de mieux que de parler de son archétype pop par excellence, Miranda Priestly, inspirée de la dernière éditrice en chef de Vogue. Le film Le Diable s’habille en Prada, devenu incontournable, montre avec une grande clarté la dualité et les enjeux que représente l’édition d’un magazine de mode. Il révèle la mode comme un pouvoir social et culturel, un moyen d’expression et de représentation esthétique pour les hommes et les femmes.
Ce langage politique est non verbal, mais n’en reste pas moins un outil de contrôle et de perception des individus dans les dynamiques sociales. Chaque esthétisme est à la fois une affirmation identitaire et un langage codé, soumis aux exigences de la culture corporate. Cette dernière n’échappe pas à la puissante et glaciale Miranda, qui sait lire les pouvoirs et dynamiques, même les plus invisibles.
L’une des scènes les plus marquantes du film, qui témoigne de la finesse d’analyse de Miranda, est celle des ceintures bleues. Andy se moque car elle ne comprend pas l’importance des différences de tons de bleu. Pour elle, les deux ceintures sont similaires. Miranda, telle une chirurgienne de la mode, lui décortique au scalpel l’histoire derrière ces deux couleurs. Elle lui montre que ces nuances incarnent à la fois des défis artistiques, économiques et humains.
C’est là que Andy comprend qu’en dépit de son diplôme de rédactrice, la mode demande beaucoup de compétences. Elle exige un sens poussé de l’analyse et de la créativité, ainsi qu’un raisonnement structuré, presque scientifique. Elle se sent humiliée, et elle a bien raison : cette humiliation est fine, sous des apparences anodines de tons bleus.
Miranda apprend à Andy que, même lorsqu’elle pense être libre de ses choix et ne pas s’intéresser à son apparence, la réalité est différente. Ce qu’elle porte a été pensé par des hommes dont la créativité et le pouvoir décisionnel influencent directement sa garde-robe.
En quelques minutes, Miranda livre une analyse sociologique de la mode qui renverse le raisonnement personnel d’Andy. Cette dernière croyait être au-dessus de l’influence de la mode, mais en réalité, elle n’a jamais été libre. Ses choix ont toujours été dictés par des décisions prises par des personnes dont elle ignore l’existence, bien que leur influence soit majeure.
Anna est souvent présentée comme une figure de pouvoir féminin, voire hyper féminine. Il serait incorrect de lui ôter l’intelligence stratégique et l’influence que ses réalisations ont exercée sur l’industrie de la mode. Pourtant, en matière de représentation du pouvoir féminin, ce que l’on appelle parfois ainsi ne renvoie pas toujours à l’expression d’un pouvoir pensé, façonné ou exercé selon des codes féminins. Il s’agit bien souvent d’une femme placée sous le joug d’une vision du pouvoir fondamentalement masculine, une vision ancienne, solidement ancrée, qui a simplement traversé les époques en conservant sa logique propre. Ce pouvoir n’a pas changé de nature ; il a seulement changé de visage. Et tant que les structures stratégiques continueront d’être régies par ces mêmes fondements, l’émergence de figures féminines au sommet, aussi marquantes soient-elles, ne traduira pas nécessairement un renversement des dynamiques établies, mais plutôt une forme d’adaptation silencieuse à leurs exigences.
Et si votre plus grande force résidait dans votre féminité ? Alors oui, mais pas sous couvert d’une vision profondément masculine.


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